« Tiens, à quelques kilomètres de chez moi, dans une ville qu'on appelle aujourd'hui Tarascon, vivait un énorme dragon, du genre Bouzouc (court sur pattes et de forme boussue, une grosse tête hideuse capable d'engloutir un boeuf et deux cavaliers d'une seule bouchée).

Ah, la Tarasque, ça c'était un dragon!

Bon, elle terrorisait toute la région, dévastait les troupeaux et les champs, mais après tout, elle était là avant les hommes et c'est eux qui avaient empiété sur son territoire. Ils avaient bien essayé, les pauvres hommes, de tuer la Tarasque mais de tous ceux qui s'en étaient approchés, pas un n'était revenu vivant.

Et puis, un jour, une jeune vierge, pure et innocente s'en vint à passer par là, on l'appelait Marthe.

Quand Marthe entendit l'histoire du dragon, elle dit que le lendemain, elle irait laver son linge sur les bords du Rhône, près du trou de la Tarasque.

Les villageois pensèrent que cette pauvre fille était un peu folle mais quelques uns d'entre eux la suivirent et se cachèrent dans les buissons pour voir ce qui allait se passer.

à ce moment, les eaux commencèrent à bouillonner, la berge à trembler, le vent à siffler dans les roseaux... Une odeur pestilentielle s'éleva dans les airs. Une tête hideuse se dressa au-dessus des flots qui déferlèrent sur la tunique blanche de la jeune femme. Une voix tonitruante gronda :

— Qui es-tu effrontée?

— Je m'appelle Marthe et je viens du pays de Judée, au-delà des mers.

— Tu n'as pas peur de moi?

— Pourquoi aurais-je peur? Qui es-tu donc toi-même?

— On me nomme la Tarasque. Je suis si laide que les yeux qui me voient ne peuvent me supporter. Mon haleine est si putride que les gens près de moi n'osent plus respirer...

— Mes yeux te voient et n'en sont point aveugles. Mon nez respire et n'en est pas incommodé... répliqua l'étrangère, en continuant tranquillement à laver son linge.

Le dragon s'approcha, menaçant et boueux. Son corps couvert d'écailles, ruisselant d'herbes visqueuses se dressa devant la frêle lavandière qui, sans se départir de son calme, jeta vers lui un regard limpide et quelques gouttes d'eau en disant :

— Attention! Tu vas salir mon linge...

Alors, la bête s'immobilisa, comme figée par ces paroles et par ces éclaboussures. Un instant, elle demeura pétrifiée.

Puis, Marthe ajouta d'une voix radoucie :

— Pauvre bête! Il semble que personne ne prenne soin de toi. Viens t'asseoir près de moi et conte-moi tes peines... Moi aussi j'ai vécu des moments difficiles, dans mon pays et sur la mer où je me suis enfuie avec quelques-uns des miens...

Alors, le monstre parut retrouver vie. De ses yeux rouges coulèrent quelques larmes. Il s'approcha et s'installa sur une plage de graviers en demandant :

— Dis-moi ce qui t'est arrivé au-delà des mers.

Et Marthe commença à parler. Elle parla de son pays et de ceux qu'elle y avait rencontrés. Elle parla de son voyage et de son arrivée sur une plage de sable fin où l'avait accueillie une gitane noire... Elle parla d'amour et d'espérance. Elle en parla si bien que la bête, apprivoisée, s'endormit auprès d'elle.

Les villageois qui étaient jusque là restés tapis dans les buissons, enthousiasmés par ce prodige, s'en furent prévenir les autres gens de la région qui affluèrent au bord du fleuve.

Ils y trouvèrent la jeune femme lavant la boue qui salissait les écailles du monstre et demeurèrent un instant stupéfaits, incapables de bouger ni de prononcer un mot. Lorsque Marthe détacha sa ceinture et l'accrocha au cou de l'animal pour l'emmener avec elle, ils se précipitèrent avec des haches, des pieux et des lances...

— Non! Je vous en prie... Elle n'est plus méchante... protesta la lavandière.

Mais ceux qui avaient perdu leur frère, leur fils, leur cheval, leur boeuf ou leur agneau ne l'entendaient pas de cette oreille. Ils tombèrent sur le monstre à bras raccourcis et le transpercèrent de leurs armes, faisant gicler autant de sang que la Tarasque en avait fait couler.

Et Marthe fut canonisée. »

Laly